La mémoire traumatique en bref

Page élaborée à partir des travaux du Dr Muriel Salmona sur les mécanismes psychologiques et neurobiologiques psychotraumatiques. Tous droits réservés, demander l'autorisation de l'auteur drmsalmona@gmail.com avant toute reproduction sur internet ou sur les supports traditionnels.

Pour en savoir plus, lire aussi
- Mémoire traumatique et conduites dissociantes paru dans l'ouvrage collectif Trauma et résilience, victimes et auteurs, 2012, Dunod.
- Article sur la mémoire traumatique réactualisé publié chez Dunod en 2020

Définition

La mémoire traumatique, trouble de la mémoire implicite émotionnelle, est une conséquence psychotraumatique des violences les plus graves se traduisant par des réminiscences intrusives qui envahissent totalement la conscience (flash-back, illusions sensorielles, cauchemars) et qui font revivre à l’identique tout ou partie du traumatisme, avec la même détresse, la même terreur et les mêmes réactions physiologiques, somatiques et psychologiques que celles vécues lors des violences.

Anhistorique, non-intégrée, hypersensible, elle est déclenchée par des sensations, des affects, des situations qui rappellent, consciemment ou non, les violences ou des éléments de leur contexte, et ce jusqu’à des dizaines d’années après le traumatisme. Elle est particulièrement fréquente chez les victimes de violences sexuelles, de maltraitance dans l’enfance et d’actes de barbarie et de tortures, et elle est à l’origine des symptômes psychotraumatiques les plus graves, les plus chroniques et les plus invalidants.

Très difficile à calmer, la mémoire traumatique peut, particulièrement quand elle est parcellaire ou sensorielle, ne pas être identifiée ni reliée au traumatisme ce qui la rend d’autant plus déstabilisante et déstructurante (impression de danger et de mort imminents, de devenir fou). Elle s’apparente à une bombe prête à se déclencher à tout moment, transformant la vie en un terrain miné, nécessitant une hypervigilance et une mise en place de stratégies d’évitements et de contrôles épuisants et handicapants (évitements des situations, de sensations, de la pensée, des émotions) ainsi que d’auto-traitement par des conduites dissociantes qui permettent de s’anesthésier.

Les mécanismes neuro-biologiques et neuro-physiologiques qui la sous-tendent commencent depuis quelques années à être bien connus et permettent d’élaborer des modèles théoriques qui éclairent la genèse de nombreux symptômes psychotraumatiques mais aussi de troubles psychiques associés très souvent présents et difficiles à comprendre chez les victimes comme les troubles de la personnalité, du comportement et des conduites (particulièrement les conduites à risque, les conduites auto-agressives et les addictions).

Étude clinique et recherche fondamentale en neurosciences s’associent comme le souhaitait Freud pour proposer un modèle explicatif cohérent utilisable pour la clinique et le traitement.


Mécanismes à l'œuvre

Les mécanismes neuro-biologiques qui sont à l’origine de cette mémoire traumatique sont assimilables à des mécanismes de sauvegarde exceptionnels qui, pour échapper à un risque vital intrinsèque cardio-vasculaire et neurologique induit par une réponse émotionnelle dépassée et non contrôlée, vont faire disjoncter le circuit de réponse émotionnelle (comme dans un circuit électrique en surtension qui disjoncte pour sauvegarder les appareils).

Le circuit neurologique en question est le système limbique dont les principales structures sont les amygdales, les hippocampes et le cortex associatif; lors d’un danger les amygdales, structures cérébrales sous-corticales qui contrôlent les réponses émotionnelles et la mémoire émotionnelle implicite sont activées et vont, avant même que le cortex sensoriel et associatif soit informé et puisse lire et interpréter l’événement, déclencher une réponse émotionnelle par l’intermédiaire de la production d’adrénaline par le système nerveux autonome (pour augmenter le rythme et le débit cardiaque la pression artérielle, la fréquence cardiaque et stimuler la glucogénèse) et de la production de cortisol par l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (pour stimuler la néoglucogénèse) dont le but est de fournir à l’organisme avec de l’oxygène et du glucose disponibles en grande quantité, les ressources en énergie nécessaires aux organes pour répondre au danger (affrontement ou fuite). Les amygdales donnent aussi simultanément des informations émotionnelles au cortex associatif pour qu’il puisse en tenir compte afin d’analyser le danger et de prendre des décisions et à l’hippocampe, qui est le "logiciel" indispensable pour traiter et stocker les souvenirs et les apprentissages et aller les rechercher ensuite. Une fois les amygdales “allumées” elles ne peuvent se moduler ou s’éteindre que par l’action du cortex associatif et de son travail d’analyse et de prise de décisions, aidé en cela par la “banque de données” de souvenirs d’apprentissage et de repères spatio-temporels que lui a fourni l’hippocampe.

Lors de violences extrêmes, incompréhensibles, confrontant à l’implacable entreprise de destruction de l’agresseur, à sa mort imminente, sans échappatoire possible avec une impuissance totale et faisant s’effondrer toute les certitudes acquises, le cortex et l’hippocampe sont dans l’incapacité de se représenter l’événement, de l’intégrer et de relier à des connaissances ou des repères acquis et donc de moduler ou d’éteindre les amygdales : la réponse émotionnelle reste maximale et les taux d’adrénaline et de cortisol deviennent toxiques pour l’organisme, toxicité cardiaque et vasculaire pour l’adrénaline (risque d’infarctus du myocarde de stress et d’hypertension maligne), toxicité neurologique pour le cortisol (risque épileptique et de mort neuronale par apoptose pouvant aller jusqu’à 30% du volume de certaines structures, hippocampe et cortex préfrontal), véritable “survoltage” confrontant à un risque de mort imminente qui entraîne la mise en place d’une voie de secours exceptionnelle qui va faire disjoncter le circuit limbique, déconnecter les amygdales et éteindre la réponse émotionnelle grâce à la sécrétion par le cerveau de drogues dissociantes endogènes, endorphines et drogues "kétamine-like" (des antagonistes des récepteurs NMDA du système glutamatergique) :

  • les amygdales sont éteintes et malgré les violences qui se poursuivent il n’y a plus de réponse émotionnelle donc plus de risque vital, plus de souffrance physique les endorphines produisant une analgésie.
  • les amygdales sont déconnectées des hippocampes, la mémoire émotionnelle ne va pas pouvoir être traitée et intégrée et va rester piégée : c’est la mémoire traumatique.
  • les amygdales sont déconnectées du cortex qui ne reçoit plus d’information émotionnelle les stimuli traumatiques vont continuer d’arriver au cortex sensoriel mais ils vont être traités sans connotation émotionnelle et sans souffrance physique ce qui va donner une impression d’étrangeté, d’irréalité, de dépersonnalisation, d’être spectateur des événements, les drogues “kétamine-like” de plus entraînent des sensations de transformations corporelles et de distorsions spatio-temporelles : c’est la dissociation péri-traumatique.

Au total le risque vital lié au stress extrême généré par les violences est évité au prix d’une disjonction responsable d’une mémoire traumatique et de symptômes dissociatifs.

Pour éviter de déclencher la mémoire traumatique des conduites de contrôle et d’évitement vont ensuite être mises en place par la victime. Mais quand ces conduites ne suffisent plus et que la mémoire traumatique "explose" entraînant détresse, terreur et angoisse insupportables, le plus souvent seules des conduites "d’auto-traitement" dissociantes dont la victime a fait l’expérience de leur efficacité vont pouvoir calmer l’état de détresse. Il s’agit alors de redéclencher la disjonction du circuit émotionnel en augmentant le niveau de stress pour recréer un niveau de survoltage suffisant. Le niveau de stress peut être augmenté par des conduites agressives contre soi-même (tentatives de suicide, auto-mutilations) ou contre autrui, par des conduites à risque de mise en danger, par des prises de produits excitants (amphétamines). La victime peut également redéclencher directement la disjonction du circuit émotionnel en consommant des drogues dissociantes (alcool, cannabis, héroïne....).
Cette disjonction provoquée va entraîner une anesthésie affective et physique, une dissociation et calmer l’angoisse, mais elle va aussi recharger et aggraver la mémoire traumatique et créer une dépendance aux drogues dissociantes. Ces conduites dissociantes qui s’imposent sont à la fois paradoxales et déroutantes, douloureuses et incompréhensibles pour les victimes et pour les professionnels qui s’en occupent, elles sont responsables de sentiments de culpabilité, de honte, d’étrangeté, de dépersonnalisation et d’une vulnérabilité accrue face au monde extérieur et plus particulièrement face aux agresseurs, lesquels connaissent bien par expériences ces phénomènes dont ils profitent pour assurer leur emprise sur les victimes et pour les instrumentaliser (ils sont eux-mêmes aux prises avec une mémoire traumatique et ils utilisent les victimes pour gérer à leur place les conduites d’évitement et pour se dissocier grâce aux explosions de violence qu’ils leur font subir, ce qui permet aux agresseurs de s’anesthésier, les victimes étant leur “drogue”).


Prise en charge

La prise en charge va à la fois aider les victimes à sortir de leur isolement, à mieux se comprendre, à retrouver une dignité, à se sentir soulagées, déculpabilisées et à reprendre espoir. Cette amélioration se fait en identifiant les violences, en permettant aux victimes de comprendre l’origine de leur souffrance, de faire des liens entre les violences et leurs symptômes en comprenant les mécanismes neuro-biologiques et psychologiques des psychotraumatismes, en “revisitant” les violences en ouvrant toutes les portes que nous offrent les manifestations de la mémoire traumatique (véritable témoin de l’horreur indicible vécue).
Il s’agit de réunir et en replacer toutes les pièces isolées qui vont permettre de reconstruire l’événement traumatique avec cette fois-ci un accompagnement, une chronologie retrouvée et une élaboration de grilles de lecture, de représentations, d’interprétation et d’intégration qui vont être efficaces pour moduler et éteindre les réponses émotionnelles sans le recours à la disjonction et rendre ainsi inutiles les conduites d’évitement et les conduites dissociantes. La mémoire traumatique "déminée", "désamorcée" va pouvoir être réintégrée dans une mémoire explicite narrative et autobiographique libérant l’espace psychique, l’arrêt des conduites dissociantes va permettre une récupération neurologique (neurogénèse) et la récupération d’un sentiment de cohérence et d’unité, de "retrouvailles avec soi-même".


Auteur

Dr Muriel Salmona
Septembre 2008

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