Nausée et désespérance

#Pédocriminalité  «  A ceux qui n’ont pas besoin de sauver leur vie… épisode 2
Entendre à nouveau à l’occasion de la remise du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (CIASE), sur toutes les ondes, comme dans tant d’autres occasions, tel un mantra, que les chiffres rapportés de victimes de violences sexuelles dans l’Eglise (330 000 depuis 1950) sont accablants, que c’est un choc, un séisme comme si une nouvelle fois tout un chacun découvrait l’ampleur de la pédocriminalité, de sa gravité, et celle du déni et de la loi du silence qui ont permis à tant de criminels d’agir en toute impunité.

 S’entendre demander si cela nous surprend…, entendre jusqu’à la nausée des termes comme pédophilie, abus qui maquillent la réalité, subir à nouveau des débats sur la prescription et toujours les mêmes arguments d’une mauvaise foi confondante contre l’imprescriptibilité, alors que les témoignages recueillis par la commission Sauvé démontrent encore une fois à quel point tout s’oppose à ce que les victimes puissent porter plainte dans les délais imposés par la prescription ; à commencer par l’amnésie traumatique et par la faillite de toutes les institutions à les protéger, à leur offrir les soins nécessaires pour traiter leurs traumas. Subir les justifications et la propagande de ceux qui étaient acteurs et complices du système pédocriminel. Subir le silence abyssal du gouvernement,

gouvernement qui n’a toujours pas fait de la lutte contre ces violences une priorité politique et n’a toujours pas considéré comme incontournable de reconnaître la faillite de ses institutions (protection de l’enfance, éducation, santé, solidarité, police, justice) et le manquement grave à ses obligations internationales (de prévention de ces violences, de protection et de prises en charge des victimes ainsi que de poursuite et de condamnations des auteurs) face à des violations aussi graves des droits humains, ni de mettre en place immédiatement toutes les mesures et les réformes ambitieuses indispensables que nous réclamons depuis si longtemps. Et non des énièmes mesures de papier qui ne seront pas appliquées faute de volonté et de moyens, des énièmes commissions qui étudieront ce qui est déjà connu depuis des décennies, qui demanderont à des victimes de témoigner, ce qu’elles ont déjà fait et refait avec un courage inépuisable, et de, finalement, laisser toujours sur le bord de la route les victimes surtout celles ne peuvent pas parler, qui sont les plus invisibilisées car les plus en situation de handicap, de précarité, de discrimination, celles qu’on ignore et discrédite le plus.

 Tout cela nous est intolérable et nous écœure au plus haut point, nous victimes qui alertons et nous battons contre ces violences depuis si longtemps.

 Nous avons été victimes de viols dans la petite enfance. Des hommes cruels, tout-puissants et inhumains, presque toujours des proches, ont pu nous réduire à néant. Ils étaient soutenus, contrairement à nous. Ils fascinaient alors que nous n’étions que des objets de mépris.

 Nous avons été fracassé·e·s. Nous avons dû survivre dans une solitude glacée. Nous avons grandi dans la violence, la douleur, l’incompréhension, la culpabilité et la haine de nous-mêmes. Nos nuits étaient peuplées de pleurs et de cauchemars, et nos journées se résumaient à une marche forcée pour tenter d’être comme les autres.

 Nous n’avions pas de droit, aucune légitimité, la justice n’était pas pour nous, l’idée même qu’on puisse nous rendre justice nous était inconcevable. Nous n’avions aucune grille de lecture disponible pour penser et identifier ce qui nous était arrivé ni pour interpréter tous nos symptômes. Rien dans tout ce qui nous entourait, dans tout ce qui nous était transmis et enseigné ne pouvait nous éclairer sur notre souffrance.  
 Nous avons été abandonné·e·s, laissé·e·s pour compte, exposé·e·s à un tel danger et un tel stress que notre cerveau n’a pas eu d’autre solution pour nous protéger que de nous dissocier et de nous anesthésier émotionnellement pendant de très longues années. Et c’est ainsi que nous avons été privé·e·s de nous-même, de notre mémoire, des moyens de défendre nos droits, condamné·e·s au silence pendant que ceux qui nous avaient détruits pouvaient parader et s’imposer comme des personnes importantes, toute-puissantes ayant bien plus de valeur que nous.

 Mais si, confronté·e·s à la mort intérieure d’une grande partie de nous-même et à l’impossibilité d’avoir accès à notre histoire nous ne pouvions nous donner aucune légitimité à revendiquer nos droits en tant que victimes de crimes, ni aucun aucun espoir que justice nous soit rendue, ce n’est pas pour autant que nous avons renoncé à défendre le droit des personnes opprimées et victimes des pires violences.

 Le scandale de la violence faite aux plus vulnérables, aux enfants, aux femmes, aux opprimés, nous en avons pris conscience très tôt, et pour cause. Nos yeux étaient à jamais grand ouverts sur les atrocités de ce monde et sur l’indifférence cruelle et les injustices en cascade que subissaient les victimes.

 L’extrême violence que nous avons subie a étouffé nos voix pour nous défendre nous-même, mais pas nos voix pour défendre les autres victimes. Nous avons décidé d’être leur porte-voix, de nous battre pour un monde plus juste, un monde qui ne soit plus régi par la loi du plus fort. Nous avons décidé de tout faire pour rendre justice aux victimes, pour servir leur cause. Nous nous sommes battu·e·s, bien au-delà de nos forces, nous avons voulus nous croire d’une solidité à toute épreuve, nous avons voulu déplacer des montagnes. Nous y avons cru, nous l’avons fait, mais pour quel résultat ?

 Nous nous sommes toutes et tous reconnus et unis par delà les époques et les espaces pour collecter, analyser, relier et synthétiser nos travaux, nos savoirs, nos expériences, nos luttes, pour les compléter, les porter et les diffuser afin d’informer et d’alerter. Et nous avons découvert effarés à quel point tout le travail que nous faisions avait déjà été fait, mais totalement nié et invisibilisé. À quel point les criminels et leurs complices ont développé une énergie incroyable pour décrédibiliser les travaux sérieux, statistiquement accablants et incontestables de grands scientifiques, pour nous ignorer et nous faire taire. À quel point toute une propagande dominante, anti-victimaire et mystificatrice, avait réussi à s’imposer pour rendre les victimes invisibles et pour maquiller ou effacer tous ces crimes malgré les preuves, les témoignages, et les connaissances scientifiques accumulées.

 C’est un choc d’être confrontée à cette intentionnalité de nier la réalité des crimes commis et la gravité de leurs conséquences traumatiques au mépris des données scientifiques accumulées. Ce que j'écris en tant que psychiatre depuis des années, ce n'est pas un exposé de prétendues "théories" comme aiment à le répéter mes détracteurs aussi ignorants que malveillants, c'est une synthèse bien incomplète d'une quantité de travaux d’autres médecins et universitaires (parus dans des revues prestigieuses telles que le Lancet, le New England Journal of medecine, le Journal of consulting and clinical  psychology, l'American Journal of psychiatry…) qui prouvent depuis des décennies la gravité des conséquences des crimes commis (citons parmi beaucoup d'autres les travaux considérables et remarquables de Rebecca Campbell, Vincent Felitti, Robert Anda, Rachel Yehuda, James Douglas Bremner, Linda Meyer Williams, Susan Hillis, Bessel Van der Kolk, Denis Mukwege…). C’est traumatisant de voir qu’à chaque fois que nous apportons des connaissances essentielles supplémentaires, des enquêtes, des travaux, des analyses qui éclairent la réalité et rendent justice aux victimes en battant en brèche tous les stéréotypes, les fausses représentations et la culture du viol qui leur ont tant nui, rien ne change rien ou si peu. Les violences et leur impunité ne régressent pas, bien au contraire… Le déni sort gagnant encore et toujours. La seule et grande satisfaction qui nous reste est celle de rendre justice aux victimes qui se reconnaissent dans toutes les connaissances que nous leur transmettons, qui se sentent un peu moins seules, moins coupables et plus légitimes. Mais fondamentalement rien ne bouge ou si peu, les victimes continuent à subir des violences, à ne pas être protégées, à ne pas être secourues ni aidées, à ne pas être soignées ni réparées, à ne pas obtenir justice. Et les agresseurs continuent à bénéficier d’une complicité généralisée et d’une totale impunité.

 C’est presque toujours aux victimes de témoigner, de forcer une société qui ne veut ni voir ni savoir à ouvrir les yeux sur les violences et à reconnaître leur gravité et leurs conséquences désastreuses sur les victimes, de lutter contre les violences et leur impunité, de faire avancer les lois et le respect des droits des victimes. Mis à part les quelques proches qui nous soutiennent avec abnégation, nous devons combattre dans la solitude en faisant face à l'hostilité constante et à une haine sidérante. Tout est fait pour nous décourager, nous discréditer et nous faire taire, mais nous ne nous tairons pas ! Nous ne sommes pas achetables, nous n’avons rien à perdre et nous continuerons à demander des comptes, la vérité triomphera.

 Tous ces criminels et leurs si nombreux et zélés complices finiront par être démasqués les uns après les autres, par devoir payer, par tomber dans les poubelles de l'histoire.

 
 à lire également l'épisode 1 posté le 11 avril 2011 :#MeTooInceste : "A ceux qui n’ont pas besoin de sauver leur vie…" .

 Et ma tribune parue le 12 janvier 2021 dans le Monde après la sortie du livre de Camille Kouchner  La familia grande https://stopauxviolences.blogspot.com/2021/01/tribunes-et-entretiens-de-kla-dre.html.

Muriel Salmona

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